SE DISTRAIRE A EN MOURIR / Neil Postman



Se distraire à en mourir /Neil Postman. Paris : Nova Editions, 2010, 254 p. (302.23 POS). Disponible à la bibliothèque de l'ISTOM -





Cet ouvrage, derrière sa fausse simplicité, est d’une profondeur enthousiasmante. Il tente d’analyser les effets sur la société américaine du passage d’une civilisation basée sur l’écrit -typographique- à une civilisation de l’image et de l’audiovisuel. Curieuse affirmation car même si l’image a tout envahi, l’écrit n’a, en apparence, ni reculé ni diminué de la société américaine comme de toutes les sociétés modernes.

Pour entrer dans ce livre, nous reviendrons sur deux éléments clés. Le premier, c’est la peur prémonitoire de deux auteurs britanniques du Vingtième Siècle, Georges Orwell –1984- et Aldous Huxley. Georges Orwell, militant politique ayant combattu pendant la Guerre civile espagnole dans les rangs des Brigades internationales craignait que les autoritarismes (stalinisme et fascisme)  ne deviennent la norme et s’insinuent, grâce au perfectionnement des techniques de contrôle, de plus en plus dans l’intimité des individus, amenuisant leurs facultés de penser par la peur, la censure et l’autocensure perpétuelle. Aldous Huxley, scientifique de renom, craignait quant à lui l’avènement d’une société d’abêtissement général où l’amusement serait partout la norme. «Orwell craignait ceux qui interdisent les livres, Huxley redoutait qu’il n’y ait même plus besoin de les interdire car plus personne n’aurait envie de lire, Orwell craignait qu’on nous cache la vérité, Huxley redoutait que la vérité ne soit noyée dans un océan d’insignifiance». Neil Postman, au regard de la société de l’image actuelle, pense qu’Aldous Huxley s’est montré un visionnaire bien plus avisé qu’Orwell.

Le deuxième élément, c’est que pour comprendre le passage de l’ère de la typographie  -écrit- à celui de l’image -télévision-, il faut saisir l’idée qu’il y a une relation intime entre le contenant et le contenu -The medium is the message disait Marshall McLuhan-. Autrement dit, le mode de transmission de l’information favorise le contenu et influence considérablement la civilisation. La civilisation de l’écrit valorise la construction d’un discours nuancé, les phrases longues, les démonstrations élaborées, l’élégance de l’esprit et la demande de concentration. En revanche, dans une civilisation de l’image, les valeurs de l’écrit sont détrônées par d’autres, structurellement attachées au médium dominant. La télévision déteste les longueurs des discours élaborés, favorise les phrases chocs, les réparties cinglantes, les duels ou des oppositions binaires. Elle a comme principal souci de ne pas perdre le téléspectateur, il lui faut donc du rythme, un côté amusant et divertissant en intégrant les techniques du show-business, et par-dessus tout éviter d’être ennuyeuse et longue. Neil Postman souligne à propos de l’information à la télévision : «Mon propos n’est pas de dire que la télévision est divertissante mais de souligner qu’elle fait du divertissement le mode de présentation naturel de toute expérience. […] Les informations télévisées ne sont pas là pour notre éducation, notre réflexion, ni dans un but cathartique, elles sont seulement prétextes à notre divertissement.» En effet, pourquoi après les images d’un carnage ou d’un génocide, ou de tout autre drame qui devrait nous faire réfléchir et demander du temps et de la décence, passe-t-on automatiquement aux résultats du championnat de football ou à telle autre nouvelle plus légère ? Pourquoi les présentateurs sont de plus en plus beaux, sont-ils habillés de vêtements de grands couturiers, pourquoi le visuel est-il autant soigné (couleurs et architecture du plateau télé du journal), pourquoi ne consacre-t-on pas plus d’une à deux minutes par sujet ? Parce que les concepteurs du journal télé craignent d’être ennuyeux, il faut que ce journal soit agencé de manière plaisante et rythmée. Les concepteurs de ces journaux télé ne sont pas des comploteurs qui visent à notre abrutissement mais simplement des professionnels qui adaptent l’information à leur média, à son langage.

On pourrait multiplier les exemples sur les transformations liées à l’émergence d’un média dominant, qui impose ses modes de communication à l’ensemble d’une société. Pensons un instant à l’impact de la télévision sur la communication politique. Neil Postman pose par exemple cette question simple, à l’ère télévisuelle, est-il envisageable d’avoir un président gros et affreux ou une femme vieille et hideuse ? Non, certainement pas, ce qui veut dire que les aspects vestimentaires et capillaires du/de la candidat(e) ont désormais autant d’importance que ses idées.

Quelques mots sur l’auteur :

Neil Postman (1931-2003) était un critique et un spécialiste de la communication qui a enseigné à l’Université de l’Etat de New-York.



(c) Alain Antil (Chercheur à l'IFRI, chargé de cours à l'ISTOM), 13/05/16

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