A LIRE : LES JOURNALISTES SE SLASHENT POUR MOURIR / Lauren MALKA


Conseil de lecture cette semaine :

Lauren Malka : Les journalistes se slashent pour mourir. La presse au défis du numérique. Edition Robert Laffont. 2016. Cote : 302.23 MAL (Empruntable à la Bibliothèque de l'ISTOM)


Est-ce que l’irruption d’internet et le développement subséquent de médias sur la toile, en particulier ceux de la presse écrite, introduit une rupture majeure dans l’histoire du journalisme ou est-ce seulement le nouvel avatar d’une profession en perpétuelle redéfinition depuis la création du premier organe de presse, la Gazette, par Théophraste Renaudot en 1631 ? C’est l’interrogation centrale de ce petit ouvrage de L. Malka elle-même journaliste web de son état.

L’auteure répond à cette question en déployant un astucieux dispositif. En effet, après des premières pages assez poussives, cette interrogation centrale est traitée sous la forme d’un dialogue, puis d’un échange épistolaire, entre deux personnages semi-fictifs, l’un est un chercheur qui prépare une thèse de doctorat sur l’histoire de la presse. L’autre est un jeune journaliste web en contrat d’apprentissage dans un grand quotidien national.

On l’aura deviné, l’historien, fort de son érudition et de la profondeur de son approche, montre que les tourments qui agitent aujourd’hui les rédactions web (la difficulté de trouver un modèle économique, la précarité comme norme pour les journalistes, les frontières de plus en plus floues entre journalistes professionnels et journalistes amateurs et autres bloggeurs, la puissance malfaisante de Google…) sont des problèmes qui, sous une forme ou sous une autre se seraient toujours posés. 

Pour étayer son propos, il envoie à l’étudiant des ouvrages du début du XXème siècle dans lesquels les auteurs déplorent l’absence de modèle économique pérenne pour les journaux, l’absence généralisée de déontologie et de sérieux du milieu journalistique ou encore la dépendance des entreprises de presse aux «forces de l’argent». 

Le chercheur revient sur le très long et difficile processus de professionnalisation du journalisme. Il faut en effet attendre l’entre deux guerres pour voir la première charte de déontologie (1918) et la première école de journalisme (1924), pour que le Parlement légifère sur un statut professionnel et pour que soit créée la carte de presse pour distinguer les journalistes professionnels des amateurs.

Les débats actuels autour du statut de journaliste (est journaliste celui qui a une carte de presse, donc qui a pu prouver que la majorité de ses revenus provient de son activité de journaliste) à l’ère d’internet ne sont pas nouveaux. Tout comme l’extrême dépendance actuelle d’une presse en crise à quelques multinationales ou grands capitalistes (Groupes Dassault, Lagardère, Altice…) étaient déjà observables avant la Deuxième Guerre Mondiale.

De son côté, le jeune journaliste web en apprentissage n’est pas en reste. Il déroule un argumentaire solide dont la pierre angulaire est le rôle désormais central, pour la presse en ligne, du monstre Google. Pour comprendre l’enjeu, il faut intégrer quelques données simples et deux dimensions. 

1 - Une grande partie de la presse web est gratuite et donc dépend quasi-exclusivement des ressources publicitaires. En France, 93 % des requêtes internet se font via Google. Donc, à l’exception des internautes se rendant directement sur le média, si vous arrivez sur un article, c’est grâce à Google. Cette capacité de Google à orienter des flux d’internautes vers tel ou tel site met donc Google dans une position de force très importante. L’entreprise se rétribue de ce service en captant de plus en plus les recettes publicitaires des journaux en ligne. C’est le casse du siècle, des milliards de dollars des annonceurs vont dans les caisses de Google plutôt que vers la presse en ligne, alors que le premier ne fait qu’orienter des flux et les seconds produire du contenu. Face à cette situation de monopole, la presse web n’a pas vraiment de recours actuellement car Google agiter l’arme du «déréférencement», c'est-à-dire reléguer le site contestataire sur la deuxième page de résultat par exemple. En effet, au-delà des 6 premiers résultats suite à une requête internet, la fréquentation baisse très rapidement. En troisième page de résultat, vous aurez entre 10 et 30 fois moins de chance que votre site soit consulté que s’il apparait sur la première page. Autant dire que vos recettes publicitaires vont se réduire drastiquement.

2 - Au-delà de ces (rares) contestations, l’enjeu de la presse web est donc d’attirer un maximum de «flux» de visiteurs pour en faire un argument commercial auprès des annonceurs. Le référencement Google se fait de manière automatisée par des robots utilisant des algorithmes puissants. Pour les journalistes il faut donc adopter l’écriture des articles aux normes Google pour être bien référencés. Le jeune journaliste énonce alors les quelques règles que leur apprennent à respecter des consultants marketing spécialistes du web «les rédacteurs ne doivent pas employer plus de quatre mots par titre, dix par chapeau, trois par intertitre et soixante-dix par paragraphe.[…] Le second objectif de Google Analytics consiste à choisir les sujets traités par la rédaction en fonction des mots-clés les plus recherchés par les lecteurs du site, ainsi que les sujets qui ont enregistrés une meilleure audience.». Ecrire avec des mots clés, écrire vite et au besoin en s’inspirant très fortement d’autres articles, écrire de manière simple, voire simpliste, et écrire de manière à révéler le caractère le plus spectaculaire des faits ou événements traités. Voilà les grandes tendances qui s’exercent dans la presse en ligne.

Au total, cet ouvrage, parfois un peu léger, permet tout de même de se familiariser avec l’importante question de la pression que fait peser le numérique sur l’écriture journalistique des journalistes web.


© Alain ANTIL, (Chercheur à l'IFRI, chargé de cours à l'ISTOM), le 06/04/2018

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