POUDRE AUX YEUX / Geoffrey Chaudron


Concours littéraire ISTOM 2014 - Catégorie Lettre - 2ème Prix.

Poudre aux yeux / Geoffrey Chaudron.




Poudre aux yeux


37 Rue des Pyrénées, Paris (XXe)

Düsseldorf, le 3 janvier 1952

Lucien, mon très cher allié,


Je vais être très franc, vous serez déçu du premier rendu de mon expédition. Je suis arrivé à Düsseldorf il y a de ça une semaine, comme convenu. L’hôtel des vignerons, qui intrigue tant les allemands grâce à son ambiance française, est amplement suffisant pour me recueillir le temps de ma mission. Le couchage y est abordable, le café est absolument exquis et la gentillesse de la propriétaire est sans égale. Ajoutez à cela notre belle langue, pratiquement dépourvue d’accent, et vous obtenez le parfait petit refuge qui vous embarque loin de ce pays bouillant. Il est de plus extrêmement bien placé, sur la rive est du Rhin. Je me situe en effet à quelques foulées du lieu qui nous intéresse.
Étrangement, ce bâtiment n’est indiqué sur aucun panneau de circulation. Il faut se perdre pour le trouver et seules les personnes qui ont quelque chose à y faire en connaissent l’utilité. C’est un immeuble d’une dizaine d’étages, gris, froid, tagué par endroit de symboles un tantinet osés qui doivent repousser une bonne partie des passants. Mais je ne suis pas soucieux de cet accueil. Vous m’aviez conseillé, ordonné de vérifier les dires de notre indicateur qui a tant souffert avant d’accepter de parler, je l’ai fait.
Espérant glaner de précieuses données, j’ai passé cinq jours complets camouflé et utilisant ma longue vue pour observer les environs ainsi que les allers-retours de ces rastaquouères. Je n’ai réussi qu’à soutirer de maigres informations aux différents livreurs. Ils se sont ligués contre moi et affirment avoir reçu une commande de leur fournisseur pour du stock d’imprimerie, sans vérifier la concordance entre le label et le contenu (je crains une usurpation). Enfin, je vous passe les détails insignifiants qui m’ont amené à la journée d’hier.


Soucieux de ma tenue, j’ai rapidement maîtrisé aux abords de la BlumenStraβe un partisan couvert de la tête aux pieds en ce froid hivernal. C’est ainsi déguisé et possédant entre autres ses cartes de pointage que j’ai pu me glisser à l’intérieur. Tout ressemblait à une chambre de bureaucrates, si l’on ne fait pas attention aux deux doryphores qui écartaient tout intrus. J’ai rapidement trouvé le bureau qui m’était destiné au 3ème palier, après avoir sympathisé avec une jolie brune qui servait des viennoiseries, ce qui, j’en conçois, ne vous passionne pas.
Aucun meuble n’est neuf, mais l’endroit témoigne d’une ouverture récente et soudaine de l’activité. Il n’y a aucune bibliothèque, aucun restaurant, ni même une seule salle de pause. Tout est consacré au travail, on retrouve bien la belle et enviée rigueur allemande. Absolument personne n’est venu me déranger. Au cours de ma filature, je n’ai guère eu besoin de mes talents linguistiques. Chacun semble déterminé à vite finir son esquisse. Cependant, il semblerait que leurs objectifs divergent de ce à quoi nous nous attendions, d’après les quelques dossiers gentiment empruntés. De toute manière, les lombrics se rendront compte tôt ou tard qu’un individu a déserté et penseront à une taupe.


Aucun fichier ne représente une menace conséquente pour nos services. Je peux y trouver notamment des rapports d’études concernant les goûts culinaires de la population tropicale, ou les attentes de la communauté dans les kiosques (je ne savais pas que les allemands étaient attirés par la presse pour adultes, florissante dans ce bourg… Comme quoi, ceux qui se présentent sauveurs de la race peuvent aussi gangréner la leur). Je n’ai pas utilisé votre précieux recueil de traduction, n’en soyez pas touché. Mais j’ai tout de même eu la bonté de lire des dizaines de brouillons d’articles de journaux inutiles. Je n’ai désespérément retenu que l’ouverture d’un parc zoologique au coeur de Stuttgart (je vous aperçois d’ici murmurer « toujours ce désir d’enfermer les autres… »). Ces histoires non négligeables m’ont donné le sentiment de me retrouver au sein des quartiers d’une équipe studieuse, qui prépare simplement un nouveau journal parlant de l’actualité de leur région.


Seule une information me laisse dubitatif : au milieu de toutes ces pages se trouvait, indubitablement glissée par mégarde, un manuscrit pour le moins surprenant qui traite de la xénophobie existante entre nos contrées. Il me semblait pourtant que notre amitié, aussi jeune soit-elle, avait de beaux jours devant elle et vous vous doutez de ma tristesse.
Outre cette maigre récolte que je vous dicte, j’ai le plaisir de vous annoncer que mon union matrimoniale a pris fin. Je vous laisserai le soin de le lui annoncer, je n’ai pas l’envie de rentrer si tôt et Sophie comprendra que j’ai des choses bien plus intéressantes à faire.
Salutations mon ami,


Jean


PS : Ma jolie brune que vous n’aimerez pas partage pourtant mon amour des figures de style. Elle m’a même enseigné l’art de l’acrostiche. Je vous invite très fortement à vous renseigner sur cette pratique.


(Geoffrey CHAUDRON, EPMI)
(2ème Prix Catégorie Lettre, concours Littéraire ISTOM 2014)

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