POUDRE AUX YEUX / Geoffrey Chaudron
Poudre aux yeux
37 Rue des Pyrénées, Paris (XXe)
Düsseldorf, le 3
janvier 1952
Lucien, mon très cher allié,
Je vais être très franc, vous serez déçu du premier rendu de mon expédition. Je suis arrivé à Düsseldorf il y a de ça une semaine, comme convenu. L’hôtel des vignerons, qui intrigue tant les allemands grâce à son ambiance française, est amplement suffisant pour me recueillir le temps de ma mission. Le couchage y est abordable, le café est absolument exquis et la gentillesse de la propriétaire est sans égale. Ajoutez à cela notre belle langue, pratiquement dépourvue d’accent, et vous obtenez le parfait petit refuge qui vous embarque loin de ce pays bouillant. Il est de plus extrêmement bien placé, sur la rive est du Rhin. Je me situe en effet à quelques foulées du lieu qui nous intéresse.
Étrangement, ce bâtiment n’est
indiqué sur aucun panneau de circulation. Il faut se perdre pour le trouver et
seules les personnes qui ont quelque chose à y faire en connaissent l’utilité.
C’est un immeuble d’une dizaine d’étages, gris, froid, tagué par endroit de
symboles un tantinet osés qui doivent repousser une bonne partie des passants.
Mais je ne suis pas soucieux de cet accueil. Vous m’aviez conseillé, ordonné de
vérifier les dires de notre indicateur qui a tant souffert avant d’accepter de
parler, je l’ai fait.
Espérant glaner de précieuses
données, j’ai passé cinq jours complets camouflé et utilisant ma longue vue
pour observer les environs ainsi que les allers-retours de ces rastaquouères.
Je n’ai réussi qu’à soutirer de maigres informations aux différents livreurs.
Ils se sont ligués contre moi et affirment avoir reçu une commande de leur
fournisseur pour du stock d’imprimerie, sans vérifier la concordance entre le
label et le contenu (je crains une usurpation). Enfin, je vous passe les
détails insignifiants qui m’ont amené à la journée d’hier.
Soucieux de ma tenue, j’ai
rapidement maîtrisé aux abords de la BlumenStraβe un partisan couvert de la
tête aux pieds en ce froid hivernal. C’est ainsi déguisé et possédant entre
autres ses cartes de pointage que j’ai pu me glisser à l’intérieur. Tout
ressemblait à une chambre de bureaucrates, si l’on ne fait pas attention aux
deux doryphores qui écartaient tout intrus. J’ai rapidement trouvé le bureau
qui m’était destiné au 3ème palier, après avoir sympathisé avec une jolie brune
qui servait des viennoiseries, ce qui, j’en conçois, ne vous passionne pas.
Aucun meuble n’est neuf, mais
l’endroit témoigne d’une ouverture récente et soudaine de l’activité. Il n’y a
aucune bibliothèque, aucun restaurant, ni même une seule salle de pause. Tout
est consacré au travail, on retrouve bien la belle et enviée rigueur allemande.
Absolument personne n’est venu me déranger. Au cours de ma filature, je n’ai
guère eu besoin de mes talents linguistiques. Chacun semble déterminé à vite
finir son esquisse. Cependant, il semblerait que leurs objectifs divergent de
ce à quoi nous nous attendions, d’après les quelques dossiers gentiment
empruntés. De toute manière, les lombrics se rendront compte tôt ou tard qu’un
individu a déserté et penseront à une taupe.
Aucun fichier ne représente une
menace conséquente pour nos services. Je peux y trouver notamment des rapports
d’études concernant les goûts culinaires de la population tropicale, ou les
attentes de la communauté dans les kiosques (je ne savais pas que les allemands
étaient attirés par la presse pour adultes, florissante dans ce bourg… Comme
quoi, ceux qui se présentent sauveurs de la race peuvent aussi gangréner la
leur). Je n’ai pas utilisé votre précieux recueil de traduction, n’en soyez pas
touché. Mais j’ai tout de même eu la bonté de lire des dizaines de brouillons
d’articles de journaux inutiles. Je n’ai désespérément retenu que l’ouverture
d’un parc zoologique au coeur de Stuttgart (je vous aperçois d’ici murmurer «
toujours ce désir d’enfermer les autres… »). Ces histoires non négligeables
m’ont donné le sentiment de me retrouver au sein des quartiers d’une équipe
studieuse, qui prépare simplement un nouveau journal parlant de l’actualité de
leur région.
Seule une information me laisse
dubitatif : au milieu de toutes ces pages se trouvait, indubitablement glissée
par mégarde, un manuscrit pour le moins surprenant qui traite de la xénophobie
existante entre nos contrées. Il me semblait pourtant que notre amitié, aussi
jeune soit-elle, avait de beaux jours devant elle et vous vous doutez de ma
tristesse.
Outre cette maigre récolte que je
vous dicte, j’ai le plaisir de vous annoncer que mon union matrimoniale a pris
fin. Je vous laisserai le soin de le lui annoncer, je n’ai pas l’envie de
rentrer si tôt et Sophie comprendra que j’ai des choses bien plus intéressantes
à faire.
Salutations mon ami,
Jean
PS : Ma jolie brune que vous
n’aimerez pas partage pourtant mon amour des figures de style. Elle m’a même
enseigné l’art de l’acrostiche. Je vous invite très fortement à vous renseigner
sur cette pratique.
(Geoffrey CHAUDRON, EPMI)
(2ème Prix Catégorie Lettre, concours Littéraire ISTOM 2014)
(2ème Prix Catégorie Lettre, concours Littéraire ISTOM 2014)
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