EMBRASSEE PAR LE PASSE / Camille Thinat


Concours littéraire ISTOM 2014 - Catégorie Nouvelle (Thème le vieux barbu) - 2ème Prix.

Embrassée par le passé / Camille Thinat.


1 -

Dix-huit décembre, huit heures. Une impression étrange au réveil, un vague souvenir de mon rêve et toujours l’image de ce vieil homme…
Je m’appelle Lyuba et au moment où j’écris ces lignes, j’ignore tout de ma vie. Je me suis réveillée il y a un mois sur le bord d’une route enneigée reliant Hyvinkää à Mäntsälä, à environ cent kilomètres d’Helsinki. Laslo, un jeune artiste peintre, m’a trouvée grelottante, les lèvres bleuies par le froid et visiblement désorientée. Depuis ce jour, j’occupe le divan dans son petit atelier attenant à un modeste appartement.
Ce matin-là, je décide de me rendre au marché le plus proche, malgré le froid mordant. Je connais désormais le chemin par coeur, chose rassurante dans ma vie dénuée de tout repère. L’endroit est en effervescence. Arrivée devant la camionnette d’une petite femme rondouillarde qui vend des oeufs frais, je marque l’arrêt, le regard soudain attiré par la devanture d’une maison de ville portant l’inscription «1988». Ces chiffres résonnent dans ma tête, je vacille avant de me rattraper de justesse à un saule centenaire. A quoi peuvent-ils faire référence ?

C’est troublée que je continue mon chemin, achetant au passage les ingrédients nécessaires à la préparation d’un poisson en croûte de seigle typique du pays. Laslo m’a confié que le kalakukko est son plat préféré et je tiens à lui faire plaisir pour le remercier de son hospitalité.
Après avoir refermé la porte grinçante de l’appartement, je me dirige vers l’atelier où Laslo peint un imposant tableau. Il ne semble pas avoir remarqué ma présence. J’en profite pour m’arrêter derrière lui un instant et le regarder s’affairer autour de ce corps de femme encore à l’état d’ébauche. Sa concentration paraît inébranlable. Pinceaux en main, il caresse lentement la toile, faisant apparaître ici et là des zones d’ombre ou de lumière qui, plus tard, donneront vie à son œuvre. Soudain, je remarque l’heure sur la grosse pendule accrochée à un mur au papier défraîchi. Onze heures moins le quart. Il est temps que je retourne en cuisine si je veux pouvoir servir le repas à midi.
− Lyuba ?
Je me retourne doucement, et remarque Laslo se tenant appuyé contre le cadre de la porte.
− Qu’est-ce que tu prépares ? Ca sent tellement bon que j’ai abandonné mes peintures pour venir voir de plus près !
− Un kalakukko. Mon père en préparait souvent quand j’étais petite.
Dans un cri étouffé, je réalise ce que je viens de dire. J’ai parlé de mon père. C’est la première fois, depuis le jour où j’ai été trouvée au bord de cette route, qu’un souvenir de ma vie passée ressurgit.

2 -

− Je te l’avais dit, déclare Laslo, il faut être patiente et ta mémoire reviendra petit à petit.
− A propos de mémoire, il m’est arrivé quelque chose de troublant tout à l’heure en ville. J’ai remarqué des chiffres gravés sur une façade et c’est comme s’ils avaient un lien avec mon histoire. Je me suis sentie mal en les voyants. Depuis je n’arrête plus d’y penser.
− Quels étaient-ils ?
− 1988. J’ai immédiatement pensé qu’ils pouvaient faire référence à ma date de naissance, mais alors pourquoi m’auraient-ils provoqué cette réaction ?
− Je ne peux pas te le dire, mais si tu veux nous pouvons aller à l’état civil après le déjeuner. Avec ton prénom et une supposée date de naissance, peut-être pourront-ils nous renseigner sur ton identité ?
− Bonne idée. Si seulement je pouvais savoir qui je suis !
Une fois le repas terminé, nous nous rendons en ville en espérant récolter de précieuses informations. Malheureusement, aucune femme prénommée Lyuba n’est née en 1988 dans la commune, ni dans celles alentours. Pourtant, je n’ai pas de doute sur mon prénom ; je portais une gourmette gravée lorsque Laslo m’a trouvée. Cette date doit alors faire référence à autre chose. Mais quoi ?

Malgré ma déception, la journée se termine dans le calme, chacun vacant à ses occupations. Vers vingt-deux heures trente, nous allons nous coucher, tous deux exténués. Peu après m’être endormie sur le divan qui me sert de lit, je commence à rêver.
Toujours ce même homme, marchant cette fois le long d’un couloir en se rapprochant de moi. Il est grand, légèrement bedonnant, et semble avoir environ soixante-dix ans. Une barbe couleur poivre et sel dissimule le bas de son visage, ne laissant apparaître que sa bouche déformée par les années. Il me fixe. Le regard qu’il me jette avec ses yeux gris me fait peur. J’aimerais m’enfuir, mais le corridor n’a pas d’issue. Seules des portes fermées sont présentes en enfilade le long du mur. Je tiens une liasse de billets dans ma main droite.
Dans un sursaut, je me réveille. Mon corps tremble, ma respiration est saccadée.
Le lendemain, je raconte, comme toujours, mon rêve à Laslo.
− J’ai vu plus clairement le visage de cet homme, cette fois. La forme de son nez, ses yeux…il me ressemblait.
− Tu penses qu’il pourrait faire partie de ta famille ?
− C’est l’impression que j’ai eue en le voyant, mais je n’en suis pas certaine. Il m’a semblé menaçant.
− Il t’a parlé ?
− Non, il se rapprochait seulement de plus en plus. C’est comme s’il attendait quelque chose de moi.
Laslo pose une main pleine de tendresse sur mon épaule. Il m’est d’une grande aide ces derniers temps. S’il ne m’avait pas secourue, je serais sûrement morte, seule.

3 -

D’ailleurs, est-ce que quelqu’un me cherche ? A-t-on remarqué ma disparition ? Pourquoi aucun avis de recherche n’a été diffusé par les médias ? Autant de questions qui tournent dans ma tête, me laissant pensive.
− Tu te sens bien ?
La voix de Laslo me tire de mes préoccupations.
− Heu…oui. Je réfléchissais à certaines choses dont je ne m’étais pas inquiétée jusqu’à maintenant.
− Tu veux en parler ?
− Merci, mais je vais plutôt aller penser à tout ça seule.
− Comme tu voudras, je retourne travailler dans mon atelier. Si tu as besoin de quelque chose n’hésite pas.
Je me dirige vers la salle à manger, où l’une des fenêtres donne sur une petite cour. La pièce est baignée de lumière. Je m’approche pour laisser les fins rayons du soleil me caresser la joue. Cette douce chaleur est agréable et réconfortante. Je ferme les yeux, et laisse vagabonder mon esprit. Je m’imagine en train de préparer les fêtes de Noël, entourée de ma famille. Un sapin trône au milieu d’une grande pièce au carrelage noir et blanc. Des enfants chahutent autour de l’arbre, leurs rires insouciants diffusant une ambiance joyeuse. Malgré la sensation de bonheur que je m’efforce de ressentir à travers ces pensées, je sais au fond de moi que ma vie passée ne ressemblait certainement pas à celle-là. Une larme roule sur ma joue, et finit sa course au coin de mes lèvres, laissant un goût salé dans ma bouche. Ce goût, je le connais bien. La Lyuba d’avant devait pleurer souvent… Si cette histoire que je tiens tant à découvrir, mon histoire, n’était finalement pas aussi heureuse que je l’espère ? Malgré cette perspective, vivre dans l’ignorance m’est insupportable et je ne peux pas laisser mon passé m’échapper.

Au moment où je m’apprête à rejoindre Laslo, je le heurte dans l’encadrement de la porte. Nos corps se frôlent, je me recule rapidement, m’excusant pour ma maladresse. Lui me regarde, amusé.
− Pas de problème, je t’assure. Tu étais juste ailleurs, je commence à avoir l’habitude.
− Je manque souvent d’attention en ce moment.
− Tu as pleuré ? me demande-t-il en passant lentement ses doigts sur ma joue.
− Juste une larme, rien d’important. J’ai l’impression que ma vie n’était pas très gaie.
− Tu peux encore arrêter tes recherches si tu as peur d’être malheureuse en découvrant ton passé.
− Non ! Et puis il y a ces rêves que je fais chaque nuit, avec ce vieux barbu, ce couloir… Je veux savoir qui il est, quel est ce lieu… même si je dois souffrir.
En un instant, je réalise le ton sur lequel je lui ai répondu. Laslo n’y est pour rien après tout, il n’a fait que m’aider depuis le début.
− Pardon, je me suis emportée. Mon humeur est instable, ne m’en veux pas.
− Qu’est-ce que tu vas chercher là, bien sûr que je ne t’en veux pas !
Affectueusement, il me prend dans ses bras. Un frisson me parcours le corps à son contact. J’ai envie de poser ma tête dans le creux de son cou, mais je ne le fais pas. 

4 -

Je ne sais pas ce que je ressens pour lui ; il est adorable, mais ce qui pourrait sembler être un amour naissant n’est sûrement que de la reconnaissance, rien de plus. Ou alors j’ai simplement envie d’aimer, mais dans ce cas ça ne serait pas sincère de ma part. Et puis quelque chose dont j’ignore la nature m’en empêche. Je me dégage lentement.
Il est quinze heures et le jour disparaît déjà dans la froideur de l’hiver. Les journées sont de plus en plus courtes. Nous passons le reste de l’après midi au coin du feu, à discuter.
La nuit venue, je refais inévitablement un rêve qui me renvoie tout droit à mon passé.

L’homme à la barbe est toujours là. Il est accompagné d’un autre homme, plus jeune. Tous deux viennent à ma rencontre. Ils échangent encore quelques mots avant d’arriver à ma hauteur, puis l’inconnu reste seul avec moi. Je pousse une porte, puis rentre. Un numéro y figure, mais je ne parviens pas à le lire.
Je reviens à la réalité, aussi chamboulée que les fois précédentes. Le reste de la nuit est agité ; je me réveille encore plus fatiguée qu’au coucher. Il est tôt et ce matin je n’ai pas envie de me lever. Je reste pensive, adossée à mon oreiller placé contre l’accoudoir de mon lit de fortune. Ce n’est pas très douillet, mais au fond de moi je sens que je n’ai jamais été habituée à vivre dans le confort. Au moment où je recommence à sombrer dans un demi-sommeil, j’entends frapper à ma porte.

− Lyuba, tu es réveillée ?
− Mmm… oui.
− Je vais à un vernissage où quelques-unes de mes toiles sont exposées, tu veux m’y accompagner ?
Je réfléchis quelques secondes. Je ne suis pas prête et avais dans l’idée de m’attarder au lit ce matin. Mais sortir me ferait du bien, surtout en compagnie de Laslo. C’est la première fois qu’il me propose de l’accompagner à un rendez-vous professionnel. Depuis que je suis chez lui, j’ai pris l’habitude de le voir s’absenter quelques heures une ou deux fois par semaine, sans me donner quelconque information. Il n’a pas à le faire. Mais dès que j’essaie d’aborder le sujet, il semble gêné. Cette semaine pourtant, il ne s’est pas rendu dans ce lieu gardé secret.
− Pourquoi pas ? Tu me laisses un instant pour paraître à peu près présentable ?
−Oui, tu peux mettre la robe bleue que nous avons achetée après ton arrivée, tu seras parfaite !
Je l’avais presque oubliée celle-là. Quand Laslo m’a trouvée, je ne portais qu’un petit sac en toile dans lequel étaient fourrées quelques affaires dépareillées et une paire de bas en dentelle. J’ai été surprise en les découvrant, ayant du mal à m’imaginer les porter.
Une fois prête, je rejoins Laslo en bas de l’immeuble.
− Tu es très belle, Lyuba.
Gênée, je réponds :
− Merci, toi aussi tu es élégant dans ce costume. Tu vas sûrement attirer des regards !

5 -

En prononçant ces mots, je sens une pointe de jalousie m’envahir. J’ai l’impression que je suis le centre de son attention ces derniers jours et l’idée qu’une autre femme puisse s’intéresser à lui ne me plaît pas. Pourtant, je ne me sens pas le droit de me l’accaparer.
Nous arrivons au vernissage. Il y a beaucoup de monde. Laslo me montre quelques-unes de ses œuvres tout en bavardant avec les invités, lorsqu’un homme imposant arrive vers nous. Je comprends immédiatement qu’il est quelqu’un d’important, laisse Laslo s’entretenir seul avec lui et en profite pour faire le tour de la salle d’exposition. Cette ambiance artistique commençant à me plaire, je contemple chaque toile avec attention. J’arrive à la hauteur d’un tableau représentant une femme nue, de dos. Je la reconnais ! C’est celle que Laslo était en train de peindre le jour où je suis revenue du marché. Il a été d’une rapidité étonnante pour la terminer en si peu de temps ! J’en reste bouche bée. Elle semble tellement réelle… Les traits sont fins, précis. On ne voit pas son visage ; seul son corps gracieux, à la peau douce, est visible. Qui peut bien être cette femme ? La sienne ? Peu probable, il ne l’a jamais mentionnée. Alors, une conquête d’un soir ? Ou sort elle simplement de son imagination ? 

Subitement, je me fige. La jeune femme dévoile une tache de naissance couleur café dans le creux de ses reins. Comment une coïncidence aussi troublante peut-elle avoir lieu ? J’en ai moi-même une identique à celle-ci, au même endroit ! Un frisson me parcourt de haut en bas, je ne respire plus. Laslo ne m’a jamais vu nue, ce n’est pas possible qu’un lien existe entre cette fille et moi ! Soudain, je sens une main m’enserrant furtivement la taille. Je me retourne d’un bond et voit Laslo, sourire aux lèvres :
− Je viens de vendre une de mes œuvres les plus chères, Lyuba, je suis tellement heureux !
− C’est bien.
Ce sont les seuls mots que je réussis à articuler, encore sous le choc de ma découverte.
− Tu vas bien ? Tu es toute pâle.
− Aucun problème, dis-je en tentant de reprendre mes esprits.
− Alors allons déjeuner, je meurs de faim, pas toi ?
− Si un peu, dis-je en mentant.

Nous retournons chez lui dans un silence de plomb. Je ne cesse de me remémorer cette tache de naissance, essayant de trouver une explication plausible à sa présence sur la toile de Laslo. Nous mangeons les restes du dîner de la veille, puis comme à son habitude, il retourne dans son atelier jusqu’au soir. Nous rejoignons nos lits respectifs sans tarder, et je m’endors en quelques minutes.
Le vieil homme barbu m’arrache quelques billets de cent euros des mains. L’inconnu de mon rêve précédent vient de partir vers un escalier en colimaçon menant à une grande salle aux murs habillés de papier rouge. Une autre jeune femme sort par l’une des portes du long couloir. Le barbu grisonnant la rattrape, puis la frappe violemment.

6 -

Je me réveille haletante, en sueur, avec un fort besoin de me sentir rassurée. Sans réfléchir je me dirige vers la chambre de Laslo. Arrivée devant la porte, après un temps d’hésitation, je me décide à la pousser doucement. Il est allongé face au mur, dans la lueur de la lumière du couloir. Je fais un pas en avant. Il se retourne.
− Lyuba, qu’est-ce que tu fais là ?
Il est surpris, mais ne semble pas énervé de me voir sur le pas de sa porte. Je devine même une pointe de joie dans sa question.
− Ces rêves, je n’en peux plus, je me sens toujours mal après et j’ai besoin de réconfort. Je peux partir si tu veux.
− Non reste ! Viens t’asseoir à côté de moi.

Je me dirige vers son lit, me pose lentement dessus. Laslo met une main sur la mienne. Elle est chaude, ça me fait du bien. Je me rapproche de lui, nos épaules se touchent. Mon coeur bat la chamade. Est-ce une bonne idée d’être là ? A cet instant je ne pense plus à mes problèmes et c’est tout ce qui compte. Je sens sa main caresser légèrement la mienne. Je frémis. Il monte le long de mon bras nu, puis redescend jusqu’à la base de mon sein.
− Dis-moi si tu veux que j’arrête.
− Non continue, je suis bien avec toi.

Son autre main se pose alors sur mon téton durci. Il le caresse, le pince délicatement. Bien que surprise, je m’avance vers lui et appuie mes lèvres contre les siennes. Sa langue vient chercher la mienne, puis l’enlace. Il dessine en même temps la courbe de ma hanche du bout du doigt. Quand il le dirige vers l’intérieur de ma cuisse, un frisson me parcourt. Il effleure maintenant mon sexe humide et entame un va et vient exquis. Mon souffle s’accélère. Soudain, je sens deux doigts entrer en moi. Je me cambre, laissant échapper un petit cri. Il se retrouve rapidement au-dessus de moi. Son sexe dressé me frôle, ne faisant qu’augmenter mon désir. Il me pénètre avec délicatesse, commence à donner de petits coups de reins, d’abord lentement, puis en accélérant le rythme. Je suis prête à exploser. Dans un ultime mouvement de bassin, je pousse un gémissement d’intense plaisir, mêlé d’horreur. Tous mes souvenirs reviennent violemment, comme un coup de poignard.

Le numéro sur la façade de la maison, la tache de naissance, je sais tout. Je connais Laslo. Il a été l’un de mes clients. J’occupais toujours la chambre 1988 dans ce grand hôtel aux longs couloirs. Depuis mes quinze ans, la prostitution rythmait ma vie. J'enchainais les passes, contrainte et forcée de rapporter un maximum d’argent. Mon mac, mon bourreau, cet homme effrayant et portant toujours la barbe, n’était autre que mon père. Nous étions une dizaine de jeunes femmes sous son influence, les coups faisant partie de notre quotidien. Ecœurée par cette situation qui durait depuis trop longtemps, je me suis enfuie avec le peu d’affaires que je possédais. J’ai changé d’apparence, puis erré plusieurs semaines dans l’espoir de ne pas être rattrapée par mon père. Jusqu’à tomber d’épuisement dans ce froid glacial, au bord d’une route. Là où Laslo m’a trouvée.

(Camille Thinat, EBI).
(2ème Prix Catégorie Nouvelle, concours Littéraire ISTOM 2014)

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